La morale au concret

  • Henri Hude, L’Éthique des décideurs, Presses de la Renaissance, 2004, 456 pages, 25 €

Peut-on encore parler de morale aujourd’hui sans tomber dans le ridicule ? Les uns donnent l’impression de s’accrocher à des préceptes anciens, auxquels les autres refusent toute pertinence aujourd’hui ; et l’honnête homme ne sait plus quoi en penser. Celui qui nous propose de rouvrir ce dossier n’est pas le premier venu. Henri Hude, philosophe, spécialiste de Bergson, dirige le pôle éthique et déontologie du Centre de recherches de l’école d’officiers de l’armée de terre Saint-Cyr, à Coëtquidan. Il a publié plusieurs ouvrages, dont un remarqué Éthique et politique en 1992 et d’excellents Entretiens posthumes avec Jean Guitton, dont j’avais déjà rendu compte dans le n° 22 de Liberté Politique. Il a également été directeur du collège Stanislas à Paris.

Tous, nous nous trouvons régulièrement en situation de décider : pour nous-mêmes, ou pour les autres si nous détenons une autorité. Or, pour décider, nous avons besoin de critères. C’est le sens même de la morale, de préciser et de fonder ces critères. Et c’est la valeur du livre de Henri Hude, de nous éclairer sur ces questions.

Le monde occidental actuel ne se caractérise pas par une déficience ou un refus de la morale, il n’est pas amoral : il y a toujours une morale à l’œuvre, c’est-à-dire une désignation de ce qui est souhaitable et de ce qui ne l’est pas. Mais la morale qui prévaut aujourd’hui — Henri Hude l’a parfaitement cernée — est la « permissivité », le refus nihiliste de « la morale » (p. 19). Cette morale, comme les autres, doit être passée à la critique ; tel est l’objet de l’ouvrage.

L’Éthique des décideurs n’est pas un livre qu’on lit de la première à la dernière ligne, en continu. Il est construit par dossiers (force et violence ; la dignité humaine ; religions, philosophies et laïcité universelle ; nation et union des nations ; conscience, responsabilité, conviction ; etc.) : le lecteur s’attachera à un thème, puis ira à un autre, et ainsi de suite, et y puisera matière à penser par lui-même. Car Henri Hude ne propose pas une vaste réflexion linéaire, mais des aperçus, des éléments de raisonnement, des modes d’approche.

Si cet ouvrage apporte du neuf en morale, c’est sans doute, paradoxalement, par son aspect le plus classique. Au fond de tous ses développements, on trouve une réflexion fondatrice sur l’amitié (qu’il appelle de son nom grec, philia). Aristote avait déjà vu dans l’amitié le sommet de l’éthique et le fondement de la cité. Bien qu’elle soit centrale dans la conception antique de la morale et de la politique, l’amitié a pourtant été délaissée au cours des siècles par les philosophes qui se réclamaient de cette tradition. Henri Hude a le mérite de la remettre à sa juste place, au centre de la question.

En effet, l’amitié est à la fois un fait d’expérience et une valeur (p. 367). Elle constitue l’objection majeure à tous ceux qui nient l’existence de valeurs universelles. L’expérience de l’amitié ainsi mise au cœur de l’éthique, tout vient s’ordonner autour d’elle. « Ainsi, dans l’amitié, trouve-t-on réunis de façon harmonieuse les trois principaux sens du bien : ce qui rend heureux, ce qui est une valeur en soi respectable, et ce qui constitue un devoir » (p. 369). D’elle, Henri Hude tire tout le reste : les vertus, la justice, la liberté, l’autorité… Ainsi, « c’est par l’amitié et ses vertus [la justice, le courage et la tempérance], que les grands principes de liberté ne sombrent pas dans le vague » (p. 140).

L’amitié fait le lien entre l’éthique et la politique. De même que l’expérience de l’amitié est fondatrice des valeurs morales, de même le lien de l’amitié est-il fondateur de toute société. Dans l’ordre politique, « la philia est à la fois un moyen et une fin : un moyen et même le premier moyen de faire exister et subsister la cité, comme le mortier qui lie les pierre d’une maison ; et un but très profond de la vie en commun » (p. 53). Cette amitié sociale correspond à ce que la devise républicaine française appelle « fraternité » (p. 65).

Une telle vision, un tel retour aux sources, ne peut qu’éclairer le « décideur » que nous sommes tous. S’il existe un critère auquel nous devons rapporter nos décisions, c’est celui de l’amitié. Tout le reste suit.

Parmi les nombreuses réflexions originales qui font la richesse de ce livre, je voudrais en signaler une en particulier, sur la laïcité. Pour Henri Hude, la distinction classique entre pouvoir temporel et spirituel doit être reformulée entre pouvoir civil et « pouvoir d’opinion » (p. 257).

« Nous parlons souvent de “quatrième pouvoir” au sujet de la presse. Cette expression n’est pas très rigoureuse et n’aurait pas du reste à être limitée à la presse, car les institutions universitaires, par exemple, ou les Églises, ou encore les associations philosophiques, telles que les franc-maçonneries, détiennent aussi un pouvoir spirituel considérable. Mieux vaudrait dire que la presse est une des composantes du premier pouvoir : le pouvoir d’opinion, celui qui influe sur les actes mentaux ; celui qui fait face au second pouvoir : celui de diriger les actes extériorisés » (p. 260).

Tout société a ses clercs, c’est-à-dire des personnes qu’elle entretient et qui assurent « le service de l’Absolu et le service du vrai ou de bien, auxquels se rattache indirectement celui du beau » (p. 273). Ces clercs pourront être des prêtres, mais aussi des professeurs, des intellectuels, des artistes, des journalistes, etc. Quels qu’ils soient, ils ont le pouvoir d’opinion, c’est-à-dire la responsabilité de « former en profondeur le lien social » (p. 273).

Il existe plusieurs types de relation entre les différents pouvoirs : le cléricalisme, ou l’abus de pouvoir des clercs ; le césaro-papisme, ou la mainmise du pouvoir politique sur le pouvoir d’opinion ; et la laïcité, qui est, face à ces deux excès et face à la pluralité des pouvoirs d’opinion, un véritable « pacifisme spirituel » (p. 268). Il faut entendre ces notions dans un sens universel et ne pas les borner au cadre du christianisme ni même des religions instituées. Ainsi posée, la question de la laïcité prend une tout autre ampleur qu’un conflit de clocher entre clergé et anticléricalisme : elle est au cœur de la paix civile et concerne toute société dans sa totalité.

Cette question n’est qu’un développement parmi les nombreux que recèle L’Éthique des décideurs et qui renouvellent le débat moral et politique de manière originale et profonde. La lecture des différents dossiers qui constituent cet ouvrage sera profitable à tout dirigeant et à tout citoyen en général.

Guillaume de Lacoste Lareymondie