La quête de Grall

  • Philippe Mouazan, Xavier Grall, la rage et la tendresse, 1996

« Et ce maigre gisant n’est que barde qui dort »
(Glenmor, Grall, in memoriam)

Vents de Bossulan, ne gémissez plus, ou plutôt portez aux vivants sa voix, son chant. Les ans ont négligé la mémoire d’un grand ; portez-là !

Paris est oublieux pour feu ses journalistes, et le folklore breton colporte le nom catalogué d’un barde trop fumeur, trop buveur et poitrinaire. Or il est passé inaperçu, sauf auprès de quelques rares — André Laude —, que ce gisant était d’abord un vrai poète, un écrivain dont on dira peut-être de son époque qu’elle était de lui.

Qu’on l’écoute :
Seigneur me voici c’est moi
Je viens de petite Bretagne
Mon havresac est lourd de rimes
J’ai marché
Jusqu’à votre grand pays
Ce fut ma foi un long voyage
(Solo)

Xavier Grall est venu au monde à Landivisiau, dans le Finistère, en 1930. Famille de petits notables, chrétiens proches du Sillon, les siens sont unis, heureux. Il est comme ses frères envoyé au collège chez les Pères à Saint-Pol-de-Léon. Les privations de la guerre lui laissent la constitution chétive et la santé fragile qu’il gardera toute sa vie. Mauvais élève, farouche, dissipé auprès de prêtres pour qui la discipline compte plus que toute autre vertu, fumeur invétéré depuis l’âge de dix ans (les cigarettes blondes de l’armée anglaise en débâcle), il est renvoyé, va à Saint-Malo, et renvoyé de nouveau retourne à Saint-Pol-de-Léon passer son bacclauréat.

De Saint-Malo, il revient avec des amis, Henri Boulard et Michel Jousse, avec des livres, Sous le Soleil de Satan de Bernanos et surtout les œuvres de Rimbaud, avec des poèmes, avec des idées sur les questions sociales et le rajeunissement de l’Église. Ces orientations premières feront sa vie.

Puis Paris, le Centre de formation des journalistes où Georges Hourdin, le patron de La Vie catholique illustrée, le repère et l’embauche. Entre temps, décembre 1950, il rencontre Françoise Jousse, seize ans, la sœur de son ami. Coup de foudre, mais Xavier Grall n’a pas les allures d’un bon prétendant.

Suit le service au Maroc en 1953, alors que la lutte pour l’indépendance y bat son plein. Fasciné par la lumière et la beauté du pays et dégouté par ses camarades de régiment et par l’attitude hautaine des pieds noirs, il fait l’expérience d’un sentiment qui deviendra central chez lui : l’amour pour la France et la déception de cet amour. À cette même époque, il cesse la pratique de la religion., à laquelle il reviendra après les morts de son père et de son frère, à la fin des années 1960, sans que la foi aie jamais cessé de vivre en lui.

Retour à Paris l’année suivante, il retrouve La Vie catholique illustrée, se fiance puis se marie avec Françoise, et leur première fille nait. La guerre d’Algérie le renvoie en Afrique du Nord en 1956. Il restera profondément choqué des exactions commises par les appelés français et l’écrira par la suite dans La Génération du Djebel, enquête qui fera scandale.

De nouveau à Paris, il continue avec La Vie catholique illustrée, publie deux livres sur James Dean et François Mauriac, collabore à de nombreux autres titres, dont Signes du temps, Témoignage chrétien, Bretagne Magazine, Ouest-France, Croissance des jeunes nations, Sav Breiz. Mais piètre gestionnaire et esprit toujours en rébellion, il ne parvient pas à obtenir durablement le poste de rédacteur en chef auquel il aspire. Cinq filles en tout lui sont nées. Il a publié sans trouver le succès ses premiers romans Africa Blues, Cantique à Melilla, La Fête de nuit, et ses premiers poèmes Le Rituel breton et Barde imaginé.

Début des années 1970, Xavier Grall vit à Sarcelles et passe ses étés en Bretagne où il a acquis une petite demeure, à Tréhubert. Il s’est lié d’amitié avec le romancier Alain Guel et le chanteur Glenmor, tous deux indépendantistes bretons notoires, et ils créent ensemble le mensuel La Nation bretonne et les éditions Kelenn. Il est désormais proche des milieux nationalistes et soutient publiquement les poseurs de bombe du FLB. Son ami Jean Bothorel, qui avait dirigé Bretagne Magazine, fait de la prison pour avoir été pris avec des explosifs.

Mais il souffre d’emphysème et a déjà été hospitalisé en 1961 pour un pneumothorax spontané. Son frère Jean, médecin et profondément croyant, est mort de cette maladie. Xavier Grall écrit alors quelques-unes des plus fortes pages de son œuvre, L’inconnu me dévore. C’est un tesament et c’est son retour à Dieu. Même s’il souhaitait le renouvellement de l’Église, le Concile l’avait profondément déçu, peut-être blessé. Il avait écrit dans Témoignage Chrétien à l’attention des Pères du Concile : « Je vous le dis avec tout mon cœur, n’ajoutez rien à la désacralisation du monde. » Par L’inconnu me dévore, Xavier Grall professe sa foi, il livre tout ce qui a donné sens à sa vie. Son style est au plus haut, au plus beau :

La vérité est que ce temps ne sait plus prier — ou s’il prie, c’est en dehors des sanctuaires. Oui, il prie le grand Inconnu, obscurément, au fond de ses nuits blafardes, au son des jazz déchirants, sur les orgues délirantes et bariolées des orchestres Noirs, il le prie sur ses lèvres alcooliques, dans un mélange de sensuelle grâce et de mélancolie. Il prie sans prêtre et sans diacre, dans le vide des villes brûlantes, dans les grands rassemblements de l’éblouissement hippie ou les défilés travailleurs et fraternels.

J’ai tout aimé ce qu’il est possible d’aimer. Et si de secrètes larmes ont buriné mes joues, je les bénis tout de même puisqu’il est dit que ceux-là qui ont pleuré recevront la grâce de la consolation.

J’ai aimé tout ce qu’il est possible d’aimer. Et c’est par ce canal brûlant que j’ai participé à la haute musique du monde et à la vérité de Dieu. J’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai béni. J’ai aimé le soleil, les chiens humiliés, j’ai aimé mon pays, je me suis battu, j’ai admiré.

Guillaume de Lacoste Lareymondie