L’individu communautaire

  • Thibaud Collin, Individu et communauté, une crise sans issue ?, Edifa-Mame, 2007, 192 pages

Thibaud Collin a le génie de savoir pénétrer une pensée pour atteindre directement sa jointure la plus profonde et en montrer la faille. Ce petit livre en est un exemple éclatant. Il se propose ici de démonter la logique interne du modernisme rationaliste et libéral issu des Lumières, à travers la question qui est au cœur de la réflexion politique aujourd’hui : « Quel individu pour quelle communauté ? »

Petit parcours historique dans la pensée politique

Le livre s’ouvre sur Socrate et Platon, qui les premiers ont interrogé la nature de la vie politique, et étudie la signification du fameux mythe de la caverne. La caverne figure les opinions de la cité, dont le philosophe se détache pour revenir ensuite à la cité, dégagé de ces opinions mais désormais conscient la cité elle-même. Le philosophe y revient parce que « la condition humaine ordinaire a pour monde la cité » (p. 23) — ce point est essentiel. Mais le projet platonicien du roi-philosophe fut un échec, et il laisse ainsi la question politique ouverte. Comment être de la cité et lucide sur la cité elle-même ?

Sautant par-dessus les siècles, Thibaud Collin en vient aux modernes : Grotius, Locke, Hobbes et surtout Rousseau. S’en suit une analyse passionnante du Contrat social et de ses présupposés, en particulier le mythe de l’état de nature. Pourquoi ? Parce que c’est là qu’apparaît l’idée d’un homme original détaché de toute société, l’individu moderne. Jusqu’ici, il semblait évident à tous que l’homme était naturellement « politique », c’est-à-dire social, c’est-à-dire encore que l’homme n’existait en tant qu’homme que dans la mesure où il était partie prenante d’une société. À partir de Rousseau, mais préparée par la philosophie anglaise, une nouvelle idée apparaît, qui aura une longue postérité, celle que l’homme est d’abord une sensibilité particulière et que son appartenance sociale est seconde, accessoire, accidentelle.

Thibaud Collin poursuit son analyse avec la contestation nietzschéenne du rationalisme des Lumières au nom de la primauté de la vie. Car le contrat social et son exigence corollaire d’obéir à la loi rationnelle que l’homme se donne à soi-même par la médiation du législateur, entrave en fait la volonté de puissance.

Là se trouve le fondement de Mai-68, là aussi celui de la « victimisation ». La proclamation des droits de l’homme permet à tout groupe de se proclamer victime. L’État y trouve une nouvelle légitimité : celle de reconnaître tout groupe qui se revendique victime… Thibaud Collin montre ainsi de manière opportune comment l’État moderne issu du rousseausime a pu se reconvertir pour répondre à la revendication victimaire, moyennant l’abandon de tout projet politique.

Thibaud Collin dévoile ici les racines communes de Nietzsche et de Rousseau : le constructivisme, « une vision plastique de l’être humain » (p. 122) :

« L’homme ne se reçoit ni de la nature ni de Dieu, il se construit, et cette autoconstruction engendre le devenir propre qu’est l’humanité, l’histoire de la liberté. » (p. 159)

Toute nature est niée, seule la volonté existe : dans l’option libérale, la volonté rationnelle ; dans l’option libertaire, la volonté de puissance.

Fort de cette analyse on ne peut plus perspicace des fondements moraux des conceptions politiques actuelles, Thibaud Collin peut amener deux critiques fondamentales qui en montrent l’inconsistance ultime.

Les failles du libéralisme

Tout d’abord, la contrepartie de l’érection de la volonté comme principe ultime du politique est l’exclusion concrète d’un grand nombre de personnes, non conformes au projet de ladite volonté.

« En s’autoproduisant, le soi souverain a exclu ce qu’il considère comme n’étant que rebut. […] En refusant d’accueillir tout l’homme, il finit par ne plus accueillir tous les hommes. » (p. 163)

Ce tri entre les hommes est évidemment en contradiction avec la prétention affichée à la non-discrimination, mais il est inhérent à tout constructivisme. En effet, toute société, dans la mesure où elle inclut des personnes, en exclut d’autres : ce phénomène est vrai en tous temps et en tous lieux. Mais la différence, ici, est que l’exclusion ne concerne pas le fait d’appartenir à une communauté déterminée, mais à l’humanité ! Car dans ce cas, l’humanité est définie non par ce qu’elle est substantiellement mais par la seule volonté qui la fonde. On en devine les conséquences terribles — et qui veut bien les observer, les verra dans l’histoire récente.

L’autre faille, Thibaud Collin la trouve au cœur même de la pensée de Rousseau, à propos du législateur. L’homme ne devient homme que par la médiation d’un homme. Pour Rousseau, c’est le législateur. En fait, c’est l’éducateur.

« C’est dans la mesure où chaque être humain est accueilli par d’autres citoyens déjà engagés, qu’il peut se découvrir lui-même et chercher à conduire sa vie par lui-même en vue du bonheur. » (p. 172)

L’autonomie fondatrice de la modernité ne vient pas seule : elle doit avoir été cultivée et transmise par la génération précédente. Car « nous sommes toujours déjà embarqués » (p. 177), comme le remarque justement Thibaud Collin. De plus,

« famille et école sont les deux communautés où très concrètement le don se révèle comme humanisant pour celui qui le reçoit, l’enfant. » (p. 178)

C’est ainsi que la communauté politique se fonde d’abord dans l’acte éducatif. Et la liberté n’est possible que si l’éducation a été authentique et intégrale.

« Si le corps politique autonome et donc législateur, qu’il le veuille ou non, ne peut renoncer à sa mission d’éducation, alors il se doit de redécouvrir ses limites et renoncer à se penser comme absolu. » (p. 179)

Ainsi, que reste-t-il du projet de construction radicale s’il faut que ses fondements aient été donnés ? La prétention moderne à l’autonomie absolue achoppe sur ses conditions de possibilité.

« La modernité politique développe une anthropologie qui à la fois demande l’éducation et en nie les présupposés. » (p. 173)

Il est très ingénieux de contrer le libéralisme — tant rationaliste que libertaire — sur la question cruciale de l’éducation. Thibaud Collin montre ainsi comment l’éducation est nœud de la réalité sociale et, partant, de la vie politique. Ce faisant, il réintègre la durée dans la pensée politique, que la philosophie libérale moderne avait négligée avec ses raisonnements atemporels.

Première remarque

Tout d’abord, s’il est juste de souligner la parenté commune qui existe entre la pensée politique des Lumières et sa contestation libertaire, il est délicat de s’arrêter là. Le « constructivisme » de ces deux doctrines est certain, mais il n’en dit pas tout.

La pensée politique des Lumières souligne à juste titre la valeur de la raison — point essentiel que lui refuse la philosophie post-moderne issue de Nietzsche. Si la raison ne fonde pas la politique, elle reste l’outil qui permet de l’appréhender.

La contestation libertaire, de son côté, met en avant une vision dynamique et concrète de la vie et du bonheur, qui fait défaut à la pensée des Lumières et qui est pourtant première. Mais si la vie est un process créatif toujours renouvelé, et si elle est fondatrice de la société, elle n’en est pas moins ordonnée et intelligible, donc accessible à la raison.

Bref, il faut rejeter le constructivisme au profit d’une conception où l’homme est donné, reçu ; mais il ne faut repousser avec lui ni la liberté (en tant que capacité à choisir de soi-même le bien), ni la raison (en tant qu’elle éclaire la liberté), ni la réalité concrète dans son dynamisme (en tant qu’elle est, tout simplement).

Seconde remarque

L’essai de Thibaud Collin est percutant mais, au bout du compte, il ne répond pas à la question qu’il se donne. Ou plutôt, l’on trouve des bribes de réponses mais point d’exposé clair. Alors, quel individu pour quelle communauté ?

L’élément manquant se trouve dans le grand saut qui sépare Platon et la philosophie des Lumières. Il est remarquable qu’aussi bien Platon que Hobbes, Locke, Smith ou Rousseau utilisent des mythes : la caverne, l’état de nature, le contrat social, la main invisible… En fait, après les premiers philosophes grecs, Aristote est celui qui cesse d’avoir recours au mythe pour réfléchir — et ses successeurs le suivront sur ce point, jusqu’aux modernes justement, qui réintroduiront ces mythes pour penser le politique (et l’économique). Aristote, quant à lui, s’en tient à la seule analyse, à partir des constitutions réelles des cités grecques. Maintenant, de quels outils d’analyse disposons-nous ?

Pour faire simple et tracer les grandes lignes, les quatre causes aristotéliciennes restent une méthode efficace. La cause finale de la société, c’est de permettre à l’homme de se réaliser comme être sociable. La cause formelle de la société, c’est son organisation et sa hiérarchie. La cause matérielle de la société, ce sont les individus. La cause efficiente de la société, c’est l’affection mutuelle, la philia, l’amitié entre concitoyens, ou encore, pour se référer à la devise de la république française, la fraternité.

On voit, rien qu’avec ces quatre causes, comment s’articulent l’individu et la communauté : le premier est la matière de la seconde. C’est-à-dire que c’est la seconde qui donne sens et forme au premier, mais que sans le premier, la seconde n’existe pas. L’individu seul est indéterminé, inachevé, imparfait : il trouve sa signification en étant une personne, c’est-à-dire en faisant partie intégrante d’une communauté, en étant affectivement lié à d’autres personnes.

Mais le fait que l’homme est substantiellement social est l’impensé de notre société. La société nous semble extérieure alors qu’elle nous façonne de l’intérieur. D’où notre tendance à nous penser spontanément comme individus et notre difficulté à nous concevoir comme des parties dépendantes d’une totalité. Sur ce point, l’incompréhension des Asiatiques face aux conceptions individualistes des Occidentaux donne un aperçu de l’ignorance où nous sommes de notre condition réelle.

Il faut aller un peu plus loin que les quatre causes. La société a une mesure : c’est la justice. La justice est ce qui permet d’évaluer le caractère bon ou non de la société ; elle est le bien commun par excellence. La société a aussi un acte propre : la paix civile et la prospérité par le service mutuel. Cet état désirable est la marque d’une société juste. Ici, il faut bien préciser un point : la paix et la prospérité ne sont pas le but de la société mais une conséquence d’une société juste et accomplie. Si elles étaient des finalités, alors la société n’existerait que comme une association volontaire dans ce but, et l’on retombe dans une posture constructiviste. En réalité, l’homme est essentiellement sociable : la société existe naturellement — quoi que l’homme décide.

Reste la liberté. Elle est la condition d’exercice des vertus : aussi bien de la philia que de la justice. Elle n’est donc pas un principe absolu, fondateur, puisqu’elle est ordonnée au bien commun.

Un dernier point encore. La cité grecque était de petite taille. En fait, la société de référence pour se sentir intégré correspond à la taille actuelle d’une commune. C’est par les communautés que nous sommes reliés à la société au sens large (nation, civilisation…), de même que c’était par les cités que les Grecs étaient Grecs. Seulement, les communautés actuelles ne sont plus les communes — nous sommes trop nomades pour cela. Il s’ensuit un certain brouillage de nos rattachements sociaux. Cette confusion dans les appartenances sociales actuelles ne signifie pas que nous soyons moins sociaux que ci-devant : elle rend seulement plus difficiles l’assimilation de sa propre identité et l’exercice de la justice.

Guillaume de Lacoste Lareymondie