- Michel Lécureur, Barbey d’Aurevilly, le Sagittaire, Fayard, 2008
2008 marque le bicentenaire de la naissance du « gentilhomme des lettres françaises », à Valognes en Normandie. Aîné d’une famille anoblie par Louis XV et attachée à la religion et au roi, le jeune Jules Barbey d’Aurevilly professe pourtant des idées libérales et mène une vie de dandy à Paris. Son premier livre est consacré à Brummell, le fameux Anglais dont l’élégance avait marqué le monde entier.
Pour financer ses mondanités, Barbey se lança dans le journalisme, qui devint sa profession jusqu’à ses derniers jours. En fait, le premier génie de Barbey, et celui qui le fit connaître à ses contemporains, fut d’être un extraordinaire critique littéraire et même, après la mort de Sainte-Beuve en 1869, le critique de référence de la littérature de son temps. Il eut le mérite de mettre en lumière le premier les talents de Charles Baudelaire, Paul Féval, Eugénie et Maurice de Guérin, Ernest Hello, Léon Bloy, Joris-Karl Huysmans (dont il devina la conversion future en lisant À Rebours), Gustave Flaubert, Villier de l’Isle-Adam, Alphonse Daudet, Jules Vallès, l’avocat Léon Gambetta, le peintre Jean-François Millet…
Il faut préciser que Barbey ne pratiquait pas la critique de manière légère ou compassée : il s’y mettait tout entier, aimait, détestait, admirait, conspuait. Cette entièreté de jugement était si marquée que beaucoup n’ont vu en lui qu’un polémiste, toujours versé dans des excès de langue. C’était que Barbey cultivait une haute conception de la critique, comme révélateur de la grandeur littéraire – grandeur qu’il chercha opiniâtrement, livre après livre, tout au long de sa vie –, et ses avis étaient émis dans un style grandiose avec un sens inimitable de la formule qui fait mouche.
Pour ce qui est des idées, il semble que Barbey se soit converti au catholicisme au printemps 1847. Il épousa un temps les opinions légitimistes avant de se rallier à l’Empire et surtout de se ranger parmi les conservateurs ; mais il ne fut jamais reconnu par son camp en raison de sa profonde indépendance et de son originalité.
Le talent de Barbey ne s’arrêtait pas au journalisme. Il était également un conteur puissant et singulier, qui faisait vivre les paysages et dont les intrigues, savamment nouées, sont presque toutes des explorations du mal dans son horreur. Son livre le plus connu, et pour lequel il fut inquiété par la justice en raison de son apparente immoralité, est le recueil de nouvelles intitulé Les Diaboliques – titre qu’il faut prendre au sens premier dans le cadre de la foi catholique. Les femmes qu’il y décrit sont des êtres animés par l’esprit du mal, et le tableau de leur péché devait susciter de l’exécration. Mais son roman le plus abouti, et celui qui connut le succès dès son vivant, est Une histoire sans nom, court drame psychologique terrifiant et d’une profondeur infinie.
La théorie du roman de Barbey a ouvert la voie à toute la littérature catholique qui l’a suivi. Bloy, Bernanos, Mauriac ou Daniel-Rops ont conservé de lui cette doctrine qui, au contraire de la tradition romanesque française qui se complait dans la description avantageuse du mal pour le rendre attrayant, prescrit au romancier chrétien de présenter le mal pour ce qu’il est, et sans fausse pudeur, afin d’en montrer la vraie noirceur et d’en inspirer le dégoût. Cette théorie, Barbey la développa contre les accusations d’immoralité dès son premier roman, Une vieille maîtresse, mais elle fut peu comprise alors, et cette grille de lecture n’est toujours pas évidente aujourd’hui.
Il y a beaucoup à dire de Barbey : de son style, de ses convictions, de la manière singulière qu’il avait d’être catholique, de ses contradictions aussi (comme cette idée que le libertinage des aristocrates au 18e siècle, en ruinant l’institution de la famille, avait creusé le lit de la révolution qui les abattit ; alors que lui-même menait une vie de débauche et ne put jamais se stabiliser dans un mariage ni fonder une famille)… Aussi est-il regrettable que le livre que Michel Lécureur consacre à Jules Barbey d’Aurevilly se borne à son dandysme, à ses gilets et à ses démêlés alimentaires avec les directeurs de presse. À la lecture de cet ouvrage, il ressort un Barbey vantard, qui s’accorde toujours la part belle dans ce qu’il raconte – en refaisant l’histoire au besoin –, un Barbey volontiers excessif dans ses articles pour se faire remarquer mais toujours prompt au compliment quand il s’agit de gagner sa pitance ou de s’assurer un appui, un Barbey avide de gloire et de reconnaissance, un petit Barbey rempli de fatuité et que sa peur de la populace a vendu au parti de l’ordre. La chose est si bien menée qu’à la fin du livre, on se demande comment un personnage si creux a pu écrire ce qu’on en a lu !
De fait, beaucoup d’approximations entourent la vie de Jules Barbey d’Aurevilly, et lui-même fut la source de nombre d’entre elles, avec son pli de tout grandir quand il racontait quelque chose – mais c’était la qualité même qui en fit un romancier passionnant. Michel Lécureur a tout repris avec précision, tout vérifié, tout recoupé : ce travail était nécessaire et n’avait pas jusque là été accompli. Mais il s’est arrêté là, et le livre qui en résulte est d’une platitude déconcertante quand on songe à celui dont il prétend peindre le portrait précis. Nulle analyse stylistique, sauf à parler des incises dont Barbey saturait sa prose, nulle analyse psychologique, nulle considération pour les prises de position de son sujet, Michel Lécureur ne s’intéresse qu’à l’exactitude des faits et des dates.
Quand on écrit sur quelqu’un, il faut avoir quelque sympathie pour ce qu’il est ; à l’évidence, Michel Lécureur n’apprécie ni le catholicisme, ni le légitimisme, ni le style flamboyant, ni ce qui peut paraître exagéré – or Barbey l’a été plus que tout ! Cette biographie est de commande, et cela se sent. Elle intéressera les connaisseurs de Barbey, qui y trouveront des précisions intéressantes, mais je la déconseille vigoureusement à ceux qui veulent le découvrir : ils auront mieux fait de l’apprécier dans le texte. Pour commencer, je recommanderais Une histoire sans nom ou, plus léger, Le Chevalier des Touches, mais tous les livres de Barbey sont bons, car cet écrivain n’a jamais été médiocre.
Guillaume de Lacoste Lareymondie