Chrétiens dans l’entreprise

  • Bruno Jarrosson, Chrétien au travail, DDB, 2006

  • Jean-Paul Lannegrace et Patrick Vincienne, L’entreprise au risque de l’Évangile, Nouvelle Cité, 2007

Un nombre croissant de chrétiens s’interroge. Dans les milieux professionnels, les groupes de réflexion, de partage, de prière, de soutien, de solidarité, fleurissent. Certains cadres osent parfois ne plus faire mystère de leur foi auprès de leurs collègues. Bien sûr, « les affaires sont les affaires », comme on dit ; les lois de l’économie se donnent comme naturelles, et c’est ainsi que le monde va. Le devoir d’état nous oblige même à y apporter notre pierre. Cependant, nombreux sont ceux qui ressentent comme un hiatus entre ce monde du travail où ils sont plongés, et l’appel évangélique. L’économie suit son cours normal et augmente la prospérité générale, mais brise des vies, des familles, des villes entières — au petit feu du stress et du harcèlement ou à coup de restructurations soudaines — et cela pour aboutir à un potlatch de consommation effrénée sous les auspices du lucre et de la luxure érigés en vertus publiques par les publicistes ! Il semble que quelque chose n’aille pas, si la loi naturelle ne converge plus avec la loi divine. Mais quoi ?

Deux livres, parus presque en même temps autour de cette même question, tracent des pistes de réflexion intéressantes et permettent de faire le tour des interrogations de ces chrétiens.

Le point de vue d’un cadre supérieur chrétien

Bruno Jarrosson a une certaine notoriété dans le monde du conseil français. Il a écrit plusieurs livres, dont un best-seller avec Vincent Lenhardt, Oser la confiance. Et contre toute attente, par un essai très personnel, il sort du bois, il se proclame chrétien ! Inconscience ou conscience de la nécessité supérieure de l’Évangile ? On ne peut que souscrire à son programme : « L’attitude la plus courante des gens de ma génération vis-à-vis de ma religion est l’indifférence polie. […] Une indifférence qu’il s’agit maintenant d’ébrouer. D’ébrouer en trouvant la porte étroite de la dimension spirituelle dans l’univers économique tout en évitant la schizophrénie qui regarde l’économie comme un mal inévitable » (p. 16).

Comme il est un esprit fin et agile, Bruno Jarrosson voit tout de suite le problème et ne tarde pas à s’y confronter : il titre sa première partie « les économies de la violence »… Le tableau est juste, les questions sont fortes, la plume est tonique et ne se perd pas dans les périphrases : oui, il y a bien un décalage entre les aspirations du chrétien et la réalité de son travail ; oui, certaines pratiques au sein des entreprises soulèvent des cas de conscience. Par exemple, et sans ordre : « Certes, une certaine dose d’inégalité peut avoir un rôle d’incitation. […] Mais ce principe sert aussi à justifier l’injustifiable. Certaines inégalités de revenus du travail résultent en fait de situations de pouvoir bien plus que de l’efficience économique » (p. 100) — « Le mal est une réalité dont le harcèlement moral est la manifestation au travail » (p. 78) — « Certains jours, je me sens un barbare. Le barbare étant celui qui est hors de l’empire et l’empire dont je me sens parfois éloigné étant celui de la charité » (p. 54) — et surtout ce point sur lequel je reviendrai plus loin, et qui est d’autant plus crucial qu’il est généralement inaperçu : « Notre monde est fait d’organisations. […] Or les organisations ne sont pas des démocraties. […] Il existe un pouvoir dans l’entreprise, et ce pouvoir tient sa légitimité de l’actionnaire, c’est-à-dire en fait de l’argent. Certes, les idées d’autorité et de pouvoir ne sont pas très à la mode dans l’entreprise. On préfère parler de motivation, d’empowerment, d’engagement, de management participatif. […] Mais ces notions ne fonctionnent que dans un cadre de pouvoir qui sert d’arrière-fond. […] Si l’organisation a besoin d’être humanisée, cela montre que le contexte habituel et normal de l’humanisme ne s’applique pas spontanément à l’organisation. […] L’argent est dans l’entreprise le véhicule de la violence » (p. 52-53).

Mais, trop marqué par les Lumières, Bruno Jarrosson pose son problème dans des termes kantiens qui l’empêchent d’y trouver une solution concrète. Il oppose le catégorique à l’hypothétique, comme la conviction à la responsabilité, et tente de tenir le tout ensemble. Il reste prisonnier d’une philosophie déchristianisée et du fidéisme puritain du maître de Königsberg. Il ne s’en sort en prônant l’attention présente à autrui et la prière, deux préceptes infiniment justes mais jetés comme une passerelle branlante suspendue — on ne sait comment — au-dessus de la confusion qu’il ressent et dont il ne parvient pas à s’extraire. De fait, ses notions chrétiennes sont pauvres et datent d’un catéchisme lointain que l’étude de la théologie n’a jamais complété ni affiné (on trouve ainsi ces déclarations bizarres : « D’après la théologie catholique, nous serons plutôt sauvés par la foi et les œuvres que par la grâce » [p. 88] ou « Le Christ s’inscrit dans un mouvement de pensée qui semble commencer avec Platon et trouver sa forme définitive avec les Lumières au 18e siècle » [p. 141]).

Ce livre n’en présente pas moins un grand intérêt. D’une part en raison du tableau qu’il fait de l’économie contemporaine, que l’auteur connaît bien et qu’il a comprise dans ses mécanismes profonds (ses exposés sur le progrès [p. 71-76] ou l’utilité [p. 92] sont aussi clairs que pertinents). D’autre part, en ce sens qu’il est révélateur de l’état d’esprit de nombreux cadres supérieurs, intelligents mais dépourvus de toute formation chrétienne sérieuse, qui ont conservé une foi profondément ancrée mais peu développée, qui suivent une morale kantienne sans comprendre que cette abstraction tardive ne recouvre qu’à moitié la doctrine chrétienne. Les ecclésiastiques gagneront à cette lecture, pour mieux appréhender à la fois les réalités économiques et la façon dont les cadres chrétiens les vivent.

Ce que Bruno Jarrosson ne voit pas, et beaucoup avec lui, c’est qu’il prend l’état du monde, et les règles économiques en particulier, comme un donné absolu. Il parle de l’« entreprise dans son ordre », sans voir que cet ordre est contingent, et sans voir non plus que cet ordre est poreux aux valeurs de la société qui le contient. Le système entrepreneurial, commercial et financier actuel est récent et changera, car rien d’humain n’est immobile. Mais comment, c’est ce que nous ne savons pas.

Les problématiques concrètes des chrétiens en entreprise

Le travail de Jean-Paul Lannegrace et Patrick Vincienne, pour modeste qu’il paraisse, n’en est pas moins d’une autre envergure. Disons plus : il est pionnier. Pour la première fois, les questions que les chrétiens se posent en entreprise jour après jour sont rassemblées dans un volume.

Ce livre s’origine dans les équipes de réflexion et de partage de l’église Notre-Dame de Pentecôte à La Défense. Année après année, thème après thème, des centaines de témoignages ont été compilés dans des cahiers. Les deux auteurs sont partis de ces cahiers et en ont recensé les thématiques, en gardant les témoignages les plus significatifs. Telle est la matière première. Visiblement, l’ouvrage s’en détache assez peu, au point de ressembler souvent à un catalogue. Mais cette collection de réflexions a justement le mérite de présenter l’état réel de la question, sans artifice ni effet. Tout l’intérêt de l’ouvrage est là, car les interrogations qu’il collecte sont bonnes, pertinentes et profondes.

Il est impossible de faire ici une synthèse de tout ce qui est discuté dans ce livre, parce que c’est un outil de travail : j’y renvoie absolument le lecteur, qui ne trouvera d’ailleurs pas d’autres références comparables en français. Les thèmes abordés sont nombreux : la violence, le stress, le sens du travail, la finalité de l’entreprise, la place de l’homme, les apports de la doctrine sociale de l’Église, l’humilité, le chômage, les exclus, le bien commun, la créativité, la vérité, la rémunération, l’argent, le don, la dépense, l’investissement, la prière, la justice, la morale, la paix, le licenciement, la reconnaissance, la corruption… et je ne liste pas tout, loin de là ! Je vais donc me contenter de souligner certains aspects pratiques.

Tout d’abord, la mise en œuvre de la doctrine sociale dans la gestion : « Chaque domaine de décision managériale peut faire l’objet d’un questionnement sur la base de la grille des principes de la pensée sociale chrétienne (bien commun, destination universelle des biens, subsidiarité, préférence pour les pauvres, priorité du capital sur le travail) » (p. 39). Et de passer en revue les différents domaines : décisions de stratégie, décisions d’emploi du profit, acquisitions/cessions/fusions, réorganisations, activité nouvelle — avec des exemples clairs — puis de conclure : « Le bien commun est souvent plus proche de l’utilité de l’entreprise que de son intérêt. De même, rares sont les décisions qui ne créent pas de victimes : c’est à elles que s’applique la préférence pour les pauvres » (p. 40). Cette manière de considérer les choses a le mérite de la clarté et de la simplicité : puisse-t-elle se répandre chez les dirigeants chrétiens !

Dans le même ordre d’idées, ce livre propose une grille d’analyse des placements, et en conséquence un classement éthique des types de classements, depuis la thésaurisation stérile jusqu’aux fonds éthiques et de partage, en passant par les différents livrets et toutes les possibilités modernes d’investir son argent (pages 138 à 149). À méditer absolument et à confronter avec ses pratiques…

Il y aurait encore beaucoup à dire. Les remarques pertinentes et les propositions intéressantes foisonnement. J’en cite un petit nombre en vrac : « Le bien commun est une visée incontournable du travail » (p. 75) — « C’est dans les marges de manœuvre offertes à la liberté de chacun que peut s’insérer la dimension morale, éthique et humaniste de tout acte : ai-je pris en compte toutes les implications, humaines, sociales, économiques ou environnementales de la décision que je m’apprête à prendre ? » (p. 216) — « Faire reculer le mal, en entreprise, ce serait pourtant faire reculer le cynisme, la perversion (manipulation, harcèlement) et le mensonge (omissions, langue de bois, actes contredisant les paroles…) » (p. 189) — « La conduite des affaires est un de ces systèmes où l’intérêt collectif n’est pas bien servi par l’ensemble des actions inspirées par l’intérêt individuel » (p. 94) — « Les chartes éthiques d’entreprises ne sont crédibles que si elles s’expriment sur l’éventail des salaires. Certaines entreprises établissent cet éventail avec le repère de la règle de Peter Drucker selon laquelle chaque niveau hiérarchique n’est solidaire de son chef que si le salaire de son chef ne dépasse pas de plus de 50% la moyenne de ceux de ses collaborateurs » (p. 119) — « Qu’est-ce que le courage de licencier si l’on ne se met pas soi-même sur la liste ? » (p. 169).

Enfin, les auteurs pointent justement un des points centraux du problème que l’entreprise pose aujourd’hui aux chrétiens, problème que Bruno Jarrosson avait déjà repéré, et avant lui quelques rares auteurs comme Didier Livio : « Le droit des entreprises commerciales est-il juste ? Il comporte un vice caché : les actionnaires sont seuls propriétaires de l’accroissement de valeur produit par l’association du capital et du travail, ils choisissent seuls les dirigeants et peuvent même les inciter à privilégier le cours de Bourse en leur offrant des stock-options. Alors, l’entreprise est-elle seulement une association à but lucratif selon la définition légale, ou une communauté d’hommes au travail comme la définit l’encyclique Mater et Magistra ? » (p. 163). Là est sans doute le nœud des nombreuses contradictions ressenties et désignées par les chrétiens au travail. Là est la raison profonde de la violence du monde du travail, si souvent dénoncée mais qui dépasse tous les acteurs qui y sont impliqués : elle tient à l’application d’une règle de droit étroite et inadaptée à une réalité sociale riche et complexe. Il est urgent de comprendre ce point pour pouvoir inventer des solutions alternatives justes.

Pour aller plus loin

Le travail de Jean-Paul Lannegrace et Patrick Vincienne mérite d’être salué tant il est neuf en France. Mais nombre de questions qu’ils soulèvent restent sans réponse. Pour aller plus loin, il faut franchir l’Atlantique, où la question de la spiritualité au travail a fait l’objet d’expériences et de publications. Ceci étant, le champ reste étonnamment vierge alors qu’il est essentiel au salut de nos âmes.

Guillaume de Lacoste Lareymondie